[...] de Théo Robine-Langlois par Guillaume Fayard

Les Parutions

11 janv.
2017

[...] de Théo Robine-Langlois par Guillaume Fayard

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[...] de Théo Robine Langlois

« Ultrasupaléger » est un des néologismes qui traversent […], premier livre de Théo Robine-Langlois.

 

Par […], on entendra au choix (on comprendra vite) : NUAGE, ou bien, parfois, simplement : […]. Les trois points encadrés servent d'objet codé complice implicite du livre, en même temps que d'ellipse narrative. Comme ce court livre foisonnant est truffé d'autant de nuages que de récits effilochés, intriqués, cumulatifs, on y verra donc beaucoup de […].

 

Pourquoi lit-on des livres de poésie ? Souvent, pour savoir quelle heure il est. Pour se remettre dans le temps, dans le présent, prendre conscience qu'on s'éloigne toujours irrémédiablement du présent si l'on n'entretient pas les bonnes habitudes contre-intuitives, c'est humain, on s'installe – et c'est ce que […] ne fait jamais.

 

Dans […], texte jouissif, décomplexé, modeste, la poésie survient toujours par accident, étincelle, par surprise. Les effets en sont parfois volontairement jetés dans le récit, laissés là, empilés, ou bien plus maîtrisés, comme les citations littéraires transmises par SMS au héros de cette odyssée en banlieue, N, par S., cet ami discret placé en arrière-plan qui l'accompagne dans ses tribulations et dont les citations transcrites en langage texto dès qu'il en découvre une nouvelle sont jetées comme elles viennent, interrompant le fil du texte :

« Je n'exagèr rien G vu. A la n tou C […] o form fantastik é luminese, C tenebr kaotik, C immensiT verte é rose, suspendu é ajouT les 1e o-z-otr, C fournèz béant, C firmamen de sat1 noir ou violé, friP, roulé ou déchiré, C horizon z-en deuil ou ruiçelants de métal fondu, toute C splendeur, me montèr o cervo kom le boiçon Kpiteuz ou kom l'élokenç de l'opium » Bodelèr

 

La pulsation du livre, errance banlieusarde de N., qu'on soupçonnera, comme Théo Robine-Langlois d'être un enfant du tout début des années 90, renvoie à l'infra-quotidien des échanges numériques, au flot des nouvelles Facebook (je ne peux m'empêcher ici de penser aux photographies de nuages parisiens ou creusois postées régulièrement sur FB par Stéphanie Eligert, où les mammas et autres altocumulus sont identifiés avec science, élégance et à-propos d'époque), des SMS, à la loose d'une jeunesse confinée au domicile parental parce que désargentée, sans perspectives professionnelles, mais non sans rêves, sans absolu ou sans projets, tel celui de N. : construire une machine à nuages, oups, une machine à […].

 

Une machine à ellipses ? Publié dans la collection grmx dirigée par Yoann Thommerel, on aura raison d'attendre ici une écriture poétique à la fois expérimentale et jeune au meilleur sens du terme, curieuse, irrévérencieuse, drôle la plupart du temps, beaucoup plus rusée que son second degré assez systématique ne le laisse paraître. En effet, le second degré (ou degré second, méta-level, plan de subversion, de dérision), en ces temps post-politiques, marqués par les manifestations non entendues et le retour des archaïsmes de classe les plus crasses, est la forme la plus immédiate du pas de côté, ce déjettement qui, dans […], fait dysfonctionner tous les récits, utilisant à plein les univers référentiels de seconde zone, série, jeu vidéo, loose urbaine.

 

« Perdu dans le système d'exploitation de son Smartphone », si l'arrière-plan du livre est bien cette loose post-estudiantine actuelle en banlieue de grande ville française, alors cette banlieue a tout à gagner, faute de mieux et en désespoir de cause, à devenir « banlieue imaginaire », la capitale une « Ultrapitale », et le récit, au départ hyper-réaliste et par moments documentaire, à prendre la forme d'une vaste dérive, délirante, utopique, rêveuse, joueuse, faisant exploser en route ses figurines. Sur seulement 85 pages ! Dans ces conditions post-démocratiques, post-censées, il n'en est que plus logique que N, surveillé par des services secrets interlopes du fait de ses recherches de pointe sur les […], ne soit ainsi enlevé, qu'il pactise plus ou moins, qu'il n'en appelle ensuite à Barack Obama himself comme une sorte de Julian Assange à la française cherchant protection et financements, aille traîner chez son ex-copine amatrice de funk... Il n'en est que plus logique que ses observations mono-spécifiquement nuageuses n'entremêlent références scientifiques précises, ambiance et climat de jeu vidéo, refrains rappés à la répétition pynchonienne (le "Wanna Be a Baller" du rapper américain Lil' Troy), qu'il y ait dans […] des meurtres sanglants, des scènes de kung-fu et même des nuages tueurs, et qu'on y trouve par flashs (c'est ce qui nous a le plus intéressé) des étincelles narratives-descriptives superbes et laconiques, prises entre […] :

« […] Plus du tout convaincu par son idée de voyage, N rentre chez lui mais en chemin il est intrigué par les vitres sales d'un grand bâtiment. Dedans, il y a une salle de classe vide avec un homme habillé en costume bleu marine, comme pour une conférence. Il trace des vecteurs à la craie blanche dans tous les coins d'un tableau vert foncé en courant et en sautant à la manière d'un joueur de basket américain. N s'imagine qu'il décrit l'évolution d'un […] par un millier de vecteurs […] »

 

Arrivé à la fin du livre, à l'issue d'une dérive hallucinante dans les NUAGES (pas moyen de dire autrement sans déflorer le glissement contextuel et générique permanent du livre), on se dit qu'on s'est tout de même bien fait trimballer. Que […] exploite systématiquement le pas de côté, au point d'en devenir circulaire, ou plutôt comment dire, patatoïde ? […] est un livre à relire, où dériver, rire. Un livre à faire circuler, comme circulent les nuages.

 

Et on relit l'exergue, première page en italiques et peut-être la plus belle du livre (à condition de la lire deux fois) où N ou tout autre personnage-lambda qui aura été celui qui levait les yeux au ciel vers les nuages, peut-être pour les photographier à l'aide de son Smartphone, est regardé à son tour, tout métaphysiquement, par un… NUAGE :

« Je vois une grande surface grise avec des traits réguliers. Dans cette surface il y a une tache verte. Dans cette tache verte marche un humain, d'un seul coup l'humain s'arrête et se met à regarder le ciel, non, il me regarde moi. Que me veut-il ?

(…)

De temps en temps, il lève les yeux vers moi comme pour me dénuder, c'est un peu dégoûtant.

(...)

Avant de rentrer dans une boîte jaune l'humain me regarde.

 

Savoir si on est une baleine, un chameau ou une belette.

 

Si seulement j'avais de la foudre pour me défendre. »

 

Or, […] a toute la foudre qu'il faut pour se défendre : le bon genre d'électricité statique intra-phrasale, celui aussi des mangas, des dessins animés tonitruants. Et on le suit des yeux, on le regarde planer et changer de forme dans la page, imprévisible, comme les nuages.

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